dimanche 31 janvier 2010

Cauchemars et Superstitions (1919)

Je viens de découvrir ce film étonnant et méconnu (When the Clouds roll by, en version originale), un chef d'œuvre de comédie dynamique et jubilatoire, avec Douglas Fairbanks première manière, avant qu'il s'oriente vers les films d'aventures en costumes. Le film est réalisé par le jeune Victor Fleming, le futur réalisateur du magicien d'Oz et d'Autant en emporte le Vent.

Douglas joue ici le rôle d'un jeune Américain moyen, Daniel Brown, qui se pourrit la vie par des superstitions en tout genre, qui donnent lieu à quelques gags savoureux. La où les choses se gâtent, c'est que son voisin, l'inquiétant psychiatre Dr Metz, a décidé de se servir de lui comme cobaye involontaire pour ses expériences. Il provoque chez lui des cauchemars (avec la complicité de son valet qui lui fait absorber de la nourriture lourde à minuit). Dans une scène étonnante, on voit les aliments s'agiter dans son estomac, et ensuite on est projeté dans son cauchemar, au cours duquel il court sur les murs, il est poursuivi par de nombreux personnages… et a très peur de perdre son pantalon devant une assemblée féminine !

Son oncle et employeur, homme d'affaires, se lasse de ses retards répétés et le met à pied pour une semaine. C'est alors que, se promenant au parc, Daniel rencontre une jeune fille aussi superstitieuse que lui, Lucette Bancroft. Ils déjeunent ensemble et une idylle s'ébauche. Mais Lucette est promise à un certain Mark Drake, maire d'une ville pétrolière de l'Oklahoma, qui n'en veut en fait qu'au terrain du père de Lucette. Drake fait affaire avec l'oncle Brown, qui décide d'envoyer Daniel traiter en sous-main avec Bancroft.

Lucette se libère de sa promesse à Drake, et le mariage avec Daniel est immédiatement organisé. Mais le Dr Metz, grâce à ses espions, s'est tenu au courant de tous ces événements, et il s'arrange pour faire inviter Drake. Celui-ci réussit en quelques instants à faire rompre Lucette avec Daniel (en révélant l'affaire du terrain et en faisant croire que Daniel en est l'instigateur), à brouiller l'oncle et le neveu et à faire fuir tous les invités. Metz, voulant pousser son expérience sinistre jusqu'au bout, glisse un revolver dans la poche de Daniel resté seul.


Daniel devant le ferry qui emporte Lucette et Drake est en effet tout près de se suicider. On voit alors dans son cerveau la Raison anéantie par la Jalousie et le Désespoir, alors que le Sens de l'Humour est anéanti. Mais juste à ce moment Daniel voit deux gardiens de l'asile de fous arrêter Metz qui était un de leurs pensionnaires. A cette vue, le Sens de l'Humour renaît, ce qui permet à la Raison de triompher de ses ennemis. Daniel retrouve toute sa vitalité et son dynamisme "fairbanksiens", franchit le fleuve, attrape au vol le train vers l'ouest, retrouve Drake et récupère la preuve que c'était lui qui voulait escroquer le père de Lucette.

Sur ce, le train est pris dans une inondation suite à la rupture d'un barrage, ce qui donne lieu à quelques effets spéciaux spectaculaires de village inondé et de maisons emportées par les crues. Daniel retrouve Lucette sur le toit d'une maison qui dérive. Il intercepte une église également dérivante, et le pasteur marie les deux jeunes qui semblent enfin guéris de leurs superstitions.

lundi 25 janvier 2010

Les Trois Ages (1923)

Fin 1923, Buster Keaton réalise ce qui est à la fois son premier long métrage et son premier film vraiment personnel, "Les Trois Ages". Et il n'hésite pas à se lancer dans une parodie burlesque d'"Intolérance", en racontant la même histoire trois fois, à trois époques différentes. Le thème est bien sûr plus léger : un jeune homme doux et rêveur veut conquérir une jeune fille (Margaret Leahy) et doit lutter contre un rival plus costaud, interprété par Wallace Beery et qui ne s'embarrasse pas de scrupules pour arriver à ses fins.

La trame est toujours la même : présentation des personnages (le triangle amoureux, et les parents de la jeune fille, qui ont tendance à préférer Beery), tentative maladroite de susciter la jalousie, compétition sportive, ingéniosité de Keaton et manœuvres déloyales de Beery, mariage avec Beery déjoué au dernier moment et happy end. Mais les épisodes successifs ne sont pas une simple redite, ils apportent à chaque fois des éléments nouveaux qui font avancer le récit.

L'époque la plus pittoresque, celle à laquelle on pense spontanément en évoquant ce film, c'est l'époque préhistorique, avec son monde de pierres, ses personnages vêtus de peaux de bêtes et voisinant avec des mammouths et des dinosaures sortis de chez Winsor McCay. A cette époque, les rivalités se règlent à coups de massue, et les femmes sont heureuses d'être traînées par les cheveux par leur homme.
L'époque romaine est plus raffinée, on y vit mollement étendu sur des banquettes ou des palanquins, mais on se bat à coup de glaive et on s'affronte dans les jeux du cirque. Les rivaux disputent une course de char, mais Rome étant sous la neige (!), Buster remplace son char par un traîneau à chiens plus adapté. Plus tard, confronté à un lion, il le calme en jouant les manucures.

A l'époque moderne, on exhibe son compte bancaire, on se bat sur un terrain de football, et le méchant élimine son rival en lui fourrant de l'alcool de contrebande dans la poche. Poursuivi par les policiers, Buster réalise une des cascades les plus spectaculaires de sa carrière : sautant d'un toit à l'autre, il rate son coup, se rattrape au bord de l'immeuble et dégringole d'étage en étage jusqu'en bas où il atterrit dans une voiture de pompier (apparemment il avait vraiment raté son coup, mais la prise a été gardée car encore meilleure que ce qui était prévu !). L'histoire se termine par l'enlèvement de la mariée à l'église, comme le fera l'année suivante Harold Lloyd dans "Girl Shy", et beaucoup plus tard Dustin Hoffman dans "le Lauréat".

Pour ce qui est de l'interprétation, Keaton est ici doté d'un "méchant" très réussi en la personne de Wallace Beery… et d'une jeune première charmante mais nulle. Margaret Leahy avait gagné dans un concours de beauté le droit de jouer dans un film avec Norma Talmadge. Les premiers essais s'étant révélés catastrophiques, Joe Schenck, le mari de Norma, également patron (et beau-frère) de Buster, la lui a imposée, pensant, sans doute à juste titre, qu'elle ferait moins de dégâts dans un film comique.

Gosses de Tokyo (1932)

"Gosses de Tokyo" est un des premiers films du grand Yasujiro Ozu, et il nous présente une tranche de vie familiale attachante, dans le Japon des années 30.
Un camion s'embourbe dans un terrain vague de la banlieue de Tokyo. Il est chargé des meubles d'une famille en train de déménager, et on remarque la niche du chien.
La famille parvient à s'installer après cette arrivée difficile : le père, petit employé dont on apprend qu'il a choisi ce quartier pour devenir le voisin de son patron, la mère qui ne travaille pas, et deux garçons d'une dizaine d'années.
Tous deux ont d'abord des relations difficiles avec les gamins du quartier, dominés par un caïd qui les dépasse d'une tête. Ils sont tellement effrayés par leur nouvel environnement que le premier jour d'école, il font l'école buissonnière, pique-niquent dans un champ et l'aîné fait même un exercice de calligraphie avec fausse appréciation du maître.
Mais ils trouvent la solution en s'alliant avec le garçon de courses, adolescent qui accepte de corriger le caïd. Nos deux héros s'imposent alors comme les leaders du groupe, et participent activement à la collecte des œufs de moineaux, supposés donner la force et l'autorité. Un des membres de la bande est le fils du patron de leur père, garçon médiocre qu'ils dominent aisément.

Un jour, ils accompagnent leur père qui rend visite à son patron, et celui-ci fait projeter des films tournés par un de ses employés. Dans le premier, on voit le patron faire des amabilités à deux geishas… devant le regard courroucé de son épouse, il fait vite passer à un autre film. Dans celui-ci, les deux garçons voient leur père s'abaisser et faire des pitreries, et comprennent qu'il est prêt à toutes les bassesses pour obtenir de l'avancement.


Ils s'enfuient révoltés par ce qu'ils ont vu, et surtout prennent conscience que la hiérarchie repose sur la position sociale et la richesse et non sur les capacités. Ils refusent l'idée qu'un jour ils seront peut-être les employés du fils du patron, cette chiffe molle qui se couche par terre sur un signe de leur part. Ils décident de ne plus manger et de ne plus aller à l'école.



Mais cette révolte ne dure pas. Le lendemain matin, les enfants acceptent de partager avec leur père les boulettes de riz préparés par leur mère.


Ils décident d'accepter que leur père n'est pas un grand homme comme ils l'avaient cru, et au passage perdent une partie de leur innocence. Mais ils vont se battre pour avoir une vie moins médiocre que leur parents.


"Gosses de Tokyo" annonce les thèmes que Ozu développera ultérieurement : la subtilité des relations familiales, l'approche progressive de la vie. C'est un film charmant sur l'enfance, avec une étude pleine de justesse de l'évolution des relations à l'intérieur d'une bande de jeunes garçons, mais aussi une satire sociale et une réflexion sur la maturité et la perte des illusions.

C'est aussi un témoignage passionnant sur le Japon des années 30, marqué par l'industrialisation et la militarisation. La discipline à l'école est toute militaire (même si l'instituteur se montre somme toute plutôt débonnaire et compréhensif) et le rêve des deux garçons est de faire carrière dans l'armée !

Mais la misère et la faim sont encore bien présentes, et la symbolique de la nourriture est omniprésente dans le film, avec la recherche des œufs de moineaux (qui se révèlent plutôt indigestes, y compris pour le chien !), le casse-croute emmené par les garçons, et surtout elle est au centre de l'explication finale entre le père et les fils. On doit s'abaisser devant ses patrons "pour pouvoir manger", ce à quoi les enfants répliquent par une grève de la faim, avant de se réconcilier avec leur père autour des boulettes de riz du petit déjeuner.

A la fin du film, les enfants ont accepté le fonctionnement des relations sociales : ce sont eux qui rappellent à leur père qu'il doit saluer son patron qui passe. Le patron répond avec bienveillance et lui propose de profiter de sa voiture, tandis que les garçons partent pour l'école.